#5 : Dernière partie de Mon nom sur la liste
Bonjour à vous !
Dans la première partie du texte, nous avions laissé Eduardo dans l’attente de savoir s’il allait pouvoir rentrer chez lui. Vous pouvez lire les premiers chapitres ici : https://leslettresdelise.kessel.media/posts/pst_5b6bf14e97ad4c80b39a8ddc8bec89fe/cest-comment-un-monde-sans-avion
Si vous avez envie de connaître le dénouement et où toute cette histoire va finir, installez-vous confortablement, prenez un thé si le cœur vous en dit et c’est parti pour la lecture ci-dessous. Pensez aussi à vous abonner pour pouvoir lire la lettre en entier.
Pour l’accompagnement musical, c’est par là : https://open.spotify.com/intl-fr/album/2UJcKiJxNryhL050F5Z1Fk
Si vous avez aimé cette histoire, n’hésitez pas à la partager et à la recommander autour de vous !
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- IV -
Voilà cinq jours que je n'ai vu personne. Ni Julia, ni Leslie, ni Thibaud. Personne. Voilà cinq jours que je me terre au fond de ce garage sombre, au milieu des outils poisseux et des appareils en panne, à peine éclairé par une ampoule led qui semble avoir fait son temps. Cinq jours que je m'acharne sur le moteur de ce camion que je devais réparer avant d'aller déposer ma demande. Cinq jours que la panne me résiste et que je peste dessus comme si j'étais en plein milieu du désert et que ma vie en dépendait.
L’enjeu n’est pourtant pas si vital. Nous avons un autre camion dans le village qui nous permettra d'aller refaire nos réserves le moment venu. Mais c'est mon exutoire, et les mains dans la graisse noire, je préfère râler après les boulons et les courroies plutôt que de trop penser.
Dans le brouhaha de la radio, j’entends bien quelques bribes de nouvelles : baisse de concentration de CO2, apaisement des tensions entre la Scandinavie et le Canada, diminution de l'humidité en zone tropicale, possible augmentation du nombre de vols long courriers… je préfère ne pas y prêter trop d'attention.
Après une nouvelle tentative sur le moteur, je m'installe derrière le volant, tourne la clé. Rien. Le camion toussote, suffoque et s'éteint. Je sors en rageant et jette au sol la clé à molette.
— Fais attention, tu vas blesser quelqu'un, m'annonce une voix sur le seuil du garage
— Aucun danger, il n'y a personne qui vient par ici.
Je me retourne en réalisant l'absurdité de ma réponse et observe la silhouette à l’entrée du garage. C’est Julia qui est venue jusque-là, dans une tentative ouverte d’apaisement.
J'attrape mon t-shirt, coincé dans la poche arrière de mon pantalon, et l'utilise pour éponger la sueur et la crasse de mon visage. Puis je m'approche de ma visiteuse.
— Qu'est-ce que tu viens faire là ?
J'aurais aimé prononcer ces mots sur un ton plus accueillant.
— Je viens voir si ce camion va finir par redémarrer, me répond-elle les mains dans les poches arrières de son short
— C'est bien possible, si je ne finis pas par l'exploser à coups de marteau !
J'entortille mon t-shirt entre mes mains, droit devant elle. Ses yeux se plantent dans les miens. Aucun de nous deux ne sait comment agiter le drapeau blanc de la réconciliation. Je voudrais lui parler de cette nouvelle arrivée par le courrier reçu à l'administration, mais la honte, le regret, la peur de sa réaction bloquent les phrases que je formule depuis des jours dans ma tête.
— Il faut que tu me parles, Eduardo. Que se passe-t-il ? Ça fait cinq jours que tu te terres ici, je ne sais pas si tu dors, si tu manges, si tu bois. Je sais que c'est toujours pesant pour toi cette attente, mais c'est la première fois que je te vois réagir aussi durement.
Son air est déterminé et elle attend des réponses. Elle est tellement belle, son chignon sombre, ses yeux clairs résolus. Je voudrais la prendre dans mes bras, sentir sa peau soyeuse et oublier tout contre elle les tumultes moroses de ces derniers jours. Mais sans que je m'y attende, c'est ma réponse qui vient finalement :
— J'ai une fille, Julia.
Les mots ont jailli dans ma bouche, imprévus, directs.
— J'ai une fille, elle m'a écrit, je ne savais rien d'elle avant cette lettre mais j'ai une fille. Chez moi, au Chili. Elle s' appelle Alba, elle vient d'avoir 18 ans, elle a le droit de demander un vol et elle veut venir en France pour me retrouver.
Les yeux de Julia s'ouvrent plus grand à chaque phrase que je prononce.
— Je ne savais pas que sa mère était enceinte quand je suis parti. On était fâchés, on ne s'est plus parlé puis tout a été coupé. Je ne savais pas qu'elle existait. J'ai jamais voulu d'enfant, jamais envisagé ce que ça ferait d'être père. Mais maintenant que je sais qu'elle existe, je pense à toutes ces années qui se sont écoulées sans que j'ai rien su de sa vie, à tout ce que j'ai manqué et, ça me tue, Julia, ça me tue.
Les sanglots éclatent finalement. Je ne peux plus retenir la colère et la tristesse qui m'ont envahi depuis cette lettre. Je tombe à genoux sur le sol poussiéreux, la tête dans les mains. Mon corps est secoué de spasmes et de regrets. Julia s'agenouille face à moi. Elle me serre contre elle. Je pleure par saccades au creux de son cou.
Il me faut plusieurs minutes pour m’apaiser ; Julia défait doucement son étreinte. J'ajoute les larmes au cambouis et à la sueur sur mon t-shirt.
— Je regrette tellement de choses maintenant, Julia. C'est pour ça que je voudrais encore plus rentrer chez moi. Pour la voir, la connaître. Elle est si jeune, elle est persuadée qu’elle pourra avoir un vol facilement, qu’elle pourra venir ici puis faire comme moi, voyager à travers le monde. Mais je sais bien qu'elle a encore moins de chance que moi d'avoir un vol, qu’elle prend le risque de ne jamais pouvoir revenir chez elle. C’est pour ça que ça devrait être moi qui rentre.
— Je comprends, répond-elle dans un souffle. Mais pourquoi était-ce si dur de m'en parler, Eduardo ?
Elle passe ses mains autour de mon visage et dans mes cheveux, prend mes mains dans les siennes.
— J’avais honte de ne pas avoir connaissance de son existence, honte d’avoir été un père absent. Honte d’être parti sans me retourner, sans un regard pour ceux que je laissais derrière moi. J’étais orgueilleux et égoïste, je croyais que le monde me devait tout. Sa lettre me renvoie à ma faute, inexorablement.
— Tu étais jeune et plein de rêves. Et tu ne pouvais savoir ce qui allait advenir. Mais maintenant, on va trouver une solution, j'en suis sûre. On va te faire rentrer chez toi et tu vas la rencontrer, ta fille.
La conviction dans son regard pourrait presque me redonner espoir. Ma respiration s'apaise tandis qu’un profond soulagement me gagne petit à petit.
Dans le silence revenu, de petits bruits se font entendre au fond du garage. De minuscules sons, aigus et répétitifs. Je me lève et me dirige vers la source du bruit. Sur une étagère remplie de bazar, derrière une caisse à outils, je découvre dans un carton trois petits chatons terrorisés. A leurs côtés, leur mère n'a vraisemblablement pas résisté à la mise à bas, ou à la sécheresse et la chaleur de ces derniers jours. Je prends les chatons dans mes bras, les enveloppe comme je peux dans mon t-shirt sale et me retourne vers Julia.
— Des chatons ! Ce sont de tout petits chatons, Julia.
Elle me regarde puis se penche sur les petits corps dans mes bras, l’air attendri.
— Il faut que j'aille trouver Leslie. Elle aura bien du lait dans sa cuisine. Il faut nourrir les petits chats.
- V -
Leslie a trouvé un peu de lait et une petite gamelle. Les trois chatons ont bu avidement. Assis par terre dans ma chambre, nous les regardons dormir sur le vieux t-shirt qu'ils ont adopté sans hésitation.
— Merci pour le lait, Leslie. Ils en avaient bien besoin.
— Ils ont eu la chance de tomber sur toi, ces trois-là.
Leslie m'impressionne toujours par son art de voir le positif et le beau dans tous les événements. Elle est arrivée très jeune dans notre village, avec ses deux petits frères. Ils étaient déjà là quand je suis arrivé à mon tour. Ses parents avaient sans doute senti venir les bouleversements du monde et avaient fait le choix de la vie en communauté plutôt que l'isolement survivaliste. Notre village multiforme, fait de personnages hétéroclites mais tous convaincus qu'il fallait s'en sortir à plusieurs, était en pleine émergence.
Depuis, ses parents sont décédés, ses frères sont partis sur les routes mais elle est restée parmi nous. Au fil du temps, elle a imprimé sa marque d'optimisme sur le village, en prenant en charge l'intendance de la cuisine collective. Et une fois de plus, elle a usé de son talent et de sa magie pour trouver de quoi nourrir ces chatons, et le vieux caractériel que je suis lui en est reconnaissant.
— Je suis désolée pour ta fille, Eduardo. J’espère que tu vas enfin être sélectionné cette fois, reprend Leslie après un temps.
— Julia dit qu’elle a peut-être une solution pour moi.
Leslie me regarde d’un air sceptique et inquiet :
— Qu’est-ce qu’elle a derrière la tête, encore ?
— Je ne sais pas. Elle m’a dit de la retrouver ce soir chez elle pour m’expliquer.
— J’espère qu’elle ne va pas te proposer des choses complètement insensées.
Les bras étendus sur les genoux, je penche la tête en arrière.
— Je suis prêt à tout, tu sais, Leslie.
— Je te comprends mais tu dois faire gaffe. Tu sais que si tu te mets dans l’illégalité et que tu te fais prendre, tu seras grillé pour toujours.
Je souris en entendant une de ses expressions alambiquées dont Leslie a le secret.. “Si tu te mets dans l’illégalité”. Elle a tellement suivi les règles toute sa vie qu’elle craint de se faire prendre même en le formulant de manière directe. Je sais bien qu’elle a raison et que je risquerais gros à faire quelque chose d’interdit pour trafiquer le logiciel et faire sortir mon nom. Ou pire, à prendre la place d’un heureux élu. J’ai toujours évité ne serait-ce que de suggérer cette idée et de commencer à chercher des possibilités pour frauder. Mais au fond, je n’avais pas de réelles raisons de rentrer jusqu’alors, si ce n’est une envie incertaine et mal formulée de retrouver ma terre et mes origines. Aujourd'hui, il y a au moins une personne qui souhaite me revoir dans ce pays si lointain.
Leslie se lève et passe ses mains sur ses cuisses pour défroisser son pantalon. Son devoir l’appelle en cuisine et elle ne voudrait pas être en retard sur le repas à venir. Elle me laisse seul, en compagnie des chatons endormis.
— Il va falloir que tu leur trouves un nom.
— Je vais y réfléchir. Merci encore, Leslie.
J’ai fini par gagner mon lit, après avoir calé mon réveil pour être à l’heure au rendez-vous nocturne fixé par Julia. J’avais besoin de dormir, le sommeil est venu en un instant. Un sommeil lourd mais agité, empli de sensations désagréables, de bruits d’avion, de soleils, de spirales enflammées, de mains tendues attendant en vain qu’on les saisisse. Le réveil sonne depuis plusieurs minutes quand j’émerge enfin, j’ai l’impression d’être remonté depuis une eau dense et profonde. Dans la salle de bains, je me passe la tête sous l’eau, puis je me change entièrement en cherchant comment reprendre prise sur la réalité. Quand j’arrive devant chez Julia, quelques immeubles plus loin, cette sensation épaisse et désagréable me colle encore à la peau.
Étrangement, sa porte est fermée, ce qui n’arrive presque jamais. La musique résonne fort derrière cette porte. Elle a mis un vinyle d’un rock cinglant et colérique vieux d’au moins 50 ans, et a monté le volume. Je toque un moment avant de pouvoir entrer.
Les rideaux de ses grandes fenêtres sont tirés sur la nuit tombée depuis un moment et seule une petite lampe est allumée. Julia craint visiblement d’être vue ou entendue, à tel point que c’en est presque ridicule.
Elle a poussé le chevalet dans un coin et fait de la place sur la table en empilant cahiers et livres. J’aperçois contre le mur, la toile du cheval dans la mer agitée en train de sécher. Trois chaises sont installées autour de la table, l’une est occupée par un homme que je ne crois pas avoir déjà vu ici ou dans le village. Trois verres sont aussi posés, entourant une bouteille de whisky, peut-être une des dernières bouteilles de Lagavulin qui existe. Je me demande bien ce que Julia a dû faire pour obtenir une telle bouteille, et surtout pourquoi elle a tenu à ajouter cet élément à ce rendez-vous étrange. L’homme me fixe d’un regard clair et métallique. Son crâne rasé brille dans la faible lumière.
— Assieds-toi, Eduardo, me demande Julia. Elle remplit mon verre, puis celui de l’homme devant moi et le sien. Vas-y, bois.
Elle me montre l’exemple en vidant son verre d’un trait. J’aurais aimé déguster ce liquide qui vaut plus que de l’or aujourd'hui, mais je comprends à son regard résolu que je n’ai pas le choix. Je bois d’un coup sec. Le whisky me tapisse la bouche, je fais durer le plaisir quelques secondes, avant de l’avaler finalement. La brûlure de l’alcool dans mon œsophage et l’odeur tourbée dans mes narines m'enivrent un peu.
— Je te présente Tom. Il est arrivé ce soir de Bordeaux, il a des choses à te dire.
— Et qu’est-ce qui lui vaut la chance de pouvoir savourer son verre, à lui ?
Julia me foudroie du regard et Tom sourit en me toisant.
— Écoute-le, au lieu de faire le malin.
— Je peux te garantir une place dans le prochain tirage des longs courriers, si tu as vraiment envie de partir.
— Et qu’est-ce que je te devrais en retour ?
— Julia a déjà participé à une partie des frais, pour le reste…
Il pousse devant moi un morceau de papier. Je le saisis en regardant Julia. Droite sur sa chaise, elle soutient mon regard plein d’interrogations. Je sais peu de choses de Julia, mais je ne peux pas ignorer qu’elle maîtrise de nombreuses cartes pour avoir ce qu’elle veut, et que cela lui a ouvert un vaste réseau plus ou moins proche de la légalité. J’ouvre le papier plié en deux, lit le montant indiqué. Ce n’est pas loin d’être tout ce que je possède. Peut-être même faudra-t-il que je vende les derniers objets précieux qu’il me reste.
— Il me faudra aussi tes empreintes, et un échantillon de salive. Pour l’ADN. Tu devras venir avec moi à l’administration, pour finaliser l’enregistrement. Évidemment, on ne passera pas par la grande porte.
— C’est quoi, les chances de succès ?
Tom me répond d’un rire hautain. Je m’en veux déjà d’avoir posé cette question.
— Qu’est-ce que tu crois ? Que t’es le premier étranger black-listé à vouloir rentrer chez toi dont je dois m’occuper ? Tu crois que Julia serait allée dégoter un débutant pour s’occuper de toi ?
Un long solo de batterie énervé me laisse patienter quelques secondes.
— Et qu’est-ce que je risque ?
— Tu ferais mieux de demander ce qu'elle, elle risque, lance Tom en montrant Julia du menton. Parce qu’une fois que tu seras parti loin d’ici, il n’y a plus qu’elle qu’on pourra accuser de trafic et de fraude.
Julia ne bouge pas d’un cil, le visage fermé. Elle ressert une dose de Lagavulin à chacun. Je suis de plus en plus mal à l’aise.
— Mais si tu veux vraiment savoir ce que tu risques : plusieurs mois de prison, des travaux d’intérêt général pour rembourser l’amende que tu n’auras plus les moyens de payer, et plus aucune possibilité de candidater aux vols long-courrier bien entendu.
— Je dois te répondre quand ? Il me faut un peu de temps pour avoir cette somme.
— Quand tu dois me répondre ? reprend-il avec son ton sarcastique. Tu crois que ça m’éclate de faire des heures de bus sur une route merdique pour venir au fin fond de la campagne, dans votre communauté déjantée, dans laquelle il faut faire des pieds et des mains pour rentrer ne serait-ce qu’un soir ? Tu me réponds ce soir et je viens te chercher deux jours avant l’annonce des candidats pour ma petite manip à l’administration. Si t’as pas l’argent, tu ne viens pas et tu attends comme tous les autres demandeurs en espérant que ton nom sorte.
Julia intervient alors :
— Tom, tu peux nous laisser un petit instant. Eduardo a besoin de réfléchir.
Elle sort de sa poche un paquet de cigarettes. Tom s’en saisit et se dirige vers la fenêtre la plus éloignée. Je le regarde agir comme s’il était chez lui, dégager le rideau, ouvrir la fenêtre, s’accouder à la balustrade. Il allume la première cigarette en regardant au loin. Julia m’attrape la main et je tourne mes yeux vers elle.
— Eduardo, tu sais que tu n’auras pas plusieurs occasions. Si tu veux vraiment rentrer chez toi, c’est maintenant.
Je saisis sa main à mon tour.
— Julia, j’ai bien conscience de tout ce que tu as fait pour rendre ça possible et je t’en remercie. Mais c’est vraiment prendre un très gros risque pour moi, et surtout pour toi.
— Ne t’inquiète pas pour ça, je finis toujours par me sortir de tout. Et puis, il n’y a pas de raison qu’on se fasse prendre. Par contre, toi, tu dois vraiment partir. Rencontrer ta fille et empêcher que ce soit elle qui se mette dans la merde pour venir de ce côté de l’océan.
Je ne peux détacher mes yeux d’elle. Dans l’enceinte, la voix du chanteur débite des paroles désœuvrées et je me dis qu’il y a cinquante ans, la jeunesse n’avait pas beaucoup plus d’espoir que maintenant. Là-bas, à l’autre bout du monde, la journée bat son plein et ma fille avance dans ce monde brinquebalant en essayant de me retrouver.
— Tu sais que si j’accepte, si ça marche, si je pars, il n’y a aucune chance que je puisse revenir.
— Je sais.
Une fraction de seconde, je vois sa lèvre trembler. Elle prend le verre sur la table et finit le fond de whisky. Tom revient s’asseoir face à moi. Il finit lui aussi le verre devant lui. Je fais de même, en prenant cette fois-ci le temps de savourer cet alcool que j’aime tant.
— Alors, tu t’es décidé ?
— Ouais. C’est d’accord, j’accepte.
— OK. Julia te fera signe la veille de notre prochain rendez-vous. Prépare l’argent et ta valise, s’il te reste des trucs à mettre dedans.
Il me tend la main, je l’empoigne pour sceller notre accord. A nouveau, Julia a rempli les verres. Mais cette fois, le whisky ne parvient pas à m’ôter le goût métallique que cette poignée de main a fait monter dans ma bouche. Après un temps, Julia dit enfin :
— Il est tard maintenant. Tu devrais rentrer chez toi, Eduardo.
Je lève les yeux vers elle, un instant surpris. Je me sens bête encore une fois. Bien sûr que son invité ne va pas rentrer en pleine nuit à Bordeaux, surtout s’il est venu en bus. Bien sûr qu’elle va l’héberger cette nuit. Bien sûr qu’elle va continuer à payer la dette que je viens de contracter. Je me lève, peu fier de ma méprise. Elle m’accompagne jusqu’à la porte. Je me retourne vers elle, elle me sourit. Que pourrait-elle faire d’autre ? Je la prends dans mes bras, la serre fort contre moi. Je n’arrive à formuler aucune phrase de remerciement, ou d’excuse, ou d’amour.
— À demain, murmure-t-elle.
Derrière, Tom est resté assis et a allumé une nouvelle cigarette.
Sur le chemin du retour, j’ai l’esprit confus, entre incompréhension, colère et espoir féroce de rencontrer ce bout de moi à l'autre bout du monde. Je m’effondre sur mon lit. Cette fois, c’est un sommeil lourd et sans rêve qui me prend.
- VI -
Le ciel commence à se teinter des couleurs pastel de l’aube. La fenêtre, ouverte toute la nuit pour faire entrer la fraîcheur, laisse entendre les bruits du matin. Les chants d’oiseaux, le souffle du vent, les travailleurs matinaux. Je suis réveillé depuis un moment, allongé sur mon lit, la main derrière la tête, je pense à ce jour qui débute. C’est aujourd’hui que je dois retrouver Tom pour aller à l’administration et tenter de faire passer ma demande pour celle d’un autre. Après ça, je pourrai partir et rejoindre mon pays.
A côté de moi, Julia est encore endormie. Résolue à me voir m’envoler, elle a tenu à passer cette nuit avec moi, une des dernières. Peut-être aussi pour me donner le courage de passer à l’action. J’observe ses boucles brunes, son épaule que le drap a découverte, j’écoute sa respiration régulière. Dans cet instant, je réalise combien je suis attaché à elle.
Mais ma décision est prise. Toute cette machine s’est mise en route, grâce à elle. Je ne peux plus revenir en arrière.
Je me lève aussi doucement que possible pour aller à la salle de bains. Debout devant la glace, je scrute mon reflet et tente d’y trouver suffisamment de détermination pour être sûr de ce que je fais. J’essaie de chasser les doutes qui m’assaillent. Que vais-je trouver là-bas ? Cette Alba existe–elle seulement ? Que reste-t-il de mon passé ? J’ai passé presque plus d’années ailleurs maintenant. Suis-je sûr de vouloir abandonner tout ce que j’ai construit ici ? De laisser derrière moi tout ce à quoi je me suis attaché ?
Le reflet de Julia se joint au mien dans le miroir.
— C’est normal de douter avant de faire basculer sa vie, tu sais.
Elle m’enlace, pose sa tête contre mon dos nu. Je ferme les yeux et imagine, une toute petite seconde, comment notre histoire aurait pu être différente, ailleurs, dans d’autres lieux, d’autres temps, quels enfants nous aurions eu, quel âge aurait aujourd'hui notre fille.
Puis je me détache doucement de son étreinte, et enfile les vêtements que j'avais préparés hier. Quelques rayons de soleil commencent à illuminer la rue quand je sors. Je veux être le premier à notre rendez-vous.
Je marche vers le lieu que m'a indiqué Tom, derrière la caserne, un peu à l'écart du village, proche d'un accès facile à la route. J'ai préféré y aller seul, je ne veux pas que Julia soit aperçue de jour avec nous. Je suis bien le premier. Dans le pré entre la caserne et la route, quelques animaux paissent dans la fraîcheur matinale. Aux quatre coins de ce champ, des récupérateurs d'eau se chargent des précieuses gouttes de rosée que l’aube fait condenser.
Au bout d'un moment, j'entends le bruit d'une moto. Il arrive. J’ai l’argent dans un sac de papier. Dans ma poche, la lettre de ma fille, devenue presque illisible tant je l’ai manipulée. Sur le dos, un sac avec quelques affaires. Comme la moto se rapproche, mon cœur se met à battre de plus en plus fort. Soudain, un cri couvre le bruit du moteur. Un cri plus proche, un appel essoufflé.
— Eduardo ! Attends !
C’est Leslie, qui court à perdre haleine pour me rejoindre.
— Eduardo, attends, ne pars pas.
Elle arrive enfin à ma hauteur :
— Ta fille… Un avion…
Ses mots se mélangent alors qu’elle essaye de reprendre son souffle.
— Elle a eu un vol. Elle a été choisie, elle arrive.
— Quoi ? Leslie, qu’est-ce que tu racontes ?
— Je ne savais pas où tu avais rendez-vous, c’est Julia qui me l’a dit. Ta fille, je l’ai contactée. Elle a eu sa réponse avant-hier. J’ai reçu son message pendant la nuit. Elle arrive. Faut pas que tu partes avec Tom, faut pas que tu lui donnes l’argent.
Elle se penche en avant, les mains sur les cuisses pour essayer d’apaiser sa respiration. Je vois son dos monter et descendre rapidement. Le bruit de la moto se rapproche.
— Mais, comment tu sais ça ? Comment tu as fait pour la contacter ?
— Moi aussi, je suis pleine de ressources, dit-elle avec un clin d'œil. Viens vite, faut pas que tu restes ici. Si Tom te voit pas, il va attendre un peu mais il repartira si tu ne le rejoins pas.
Leslie me prend par la main, m’emmène à la hâte vers la caserne à l’abri du regard du passeur.
— Écoute, Eduardo, ce serait trop long de t’expliquer maintenant, mais j’ai pu contacter ta fille. Elle devait me tenir au courant dès qu’elle avait une réponse pour l’avion. Je ne voulais pas que tu risques si gros pour rien. Elle a pu avoir une place, dans les règles, et elle sera là bientôt.
Cachés dans la caserne, nous assistons à l'arrivée de la moto. Tom descend tout en gardant son casque sur la tête. Il regarde sa montre. Pile à l'heure.
Je regarde Leslie, effaré d’entendre sa nouvelle. Tout va très vite et se mélange dans ma tête. Si je pars, je deviens hors-la-loi mais je peux rentrer chez moi. Si je reste, j’acte le fait que je ne rentrerai jamais mais je pourrai rencontrer ma fille malgré tout. Leslie me regarde en trépignant. Je revois en quelques secondes tout ce que j’ai vécu ici. Je prends conscience de tout ce qu’elle et Julia ont fait pour moi et de combien je compte pour elles. De combien elles comptent pour moi.
Alors je me décide. Je prends Leslie par la main et hoche la tête sans un bruit. Je ne reverrai jamais ma terre, mais ce qu’elle porte de mes souvenirs, de mes racines, de mes origines, je le garde pour toujours au plus profond de moi. Ce que sera mon avenir, je le saurai bientôt. Je vais rencontrer ma fille.
J’entends la moto qui redémarre rageusement puis s’éloigne. En haut du chemin, j’aperçois Julia qui marche vers nous. Dans ses bras, les trois chatons. Je sais où je veux être.
FIN